Quelle crise du logement ?
C’est avec une certaine distance que je suis les débats concernant la « crise du logement », car au fond, en tant qu’urbaniste et architecte, cette notion m’irrite pour plusieurs raisons :
Tout d’abord je reste dubitative quant à la foule de solutions proposées par le législateur. La plupart sont des mesures plus ou moins coercitives, malgré les nombreuses nuances tentant de protéger les « petits propriétaires ». La mise en œuvre du pacte logement 2.0, par exemple, s’avère être une excursion au pays des bonnes intentions. Les effets pervers qui émergent ne finissent pas d’étonner.
De plus, je suis d’avis qu’il faudrait, plutôt que de parler de « crise du logement », reconnaître que nous sommes dans une situation de détresse collective qui frappe à plusieurs niveaux : soit il s’agit de personnes ayant perdu leur logement et qui se retrouvent « à la rue », soit ce sont des personnes qui vivent dans des logements inadaptés à leurs besoins, soit il s’agit de personnes qui ont un projet de vie ne pouvant se matérialiser que par le biais d’une construction « sur mesure ». Sans parler des innombrables ménages dont le taux d’effort pour se loger est disproportionné.
La détresse peut donc être existentielle, pratique, culturelle, émotionnelle et/ou économique. Exprimer ces types de détresse à travers des chiffres est donc impossible. Tenter d’y remédier avec une approche quantitative est quelque peu indécent.
Comment ne pas s’insurger, sachant que la surface habitable vacante pourrait largement suffire à pourvoir aux besoins des personnes se trouvant dans la plus grande précarité ? Comment ne pas imposer le déguerpissement de sociétés occupant des logements en tant que surfaces de bureaux, afin de régénérer le parc de logements sans construire un seul mètre carré ?
Comment ne pas désespérer en observant l’uniformisation de l’offre en logements, avec des types de logements en partie anachroniques, ne correspondant que ponctuellement aux critères de durabilité ?
Les lamentations ne contribuant aucunement au débat, je propose de développer ici quelques réflexions émanant de ma pratique d’urbaniste « sur le terrain ». Notre agence étant très active en matière de conseil, de planification et de pilotage urbanistique, je peux prétendre avoir une bonne vue générale de la situation autour de la question de la création de logements. Où résident les difficultés, sommes-nous en présence d’« agendas cachés», où sont les effets pervers des lois et règlements, qui sont les acteurs impliqués ?
Dans le cadre de mon activité au sein du comité scientifique du concours « Luxemburg In Transition », une série d’équipes ont jeté un regard fort instructif sur la situation actuelle. Tout en restant courtois, un des participants a posé un diagnostic fort pertinent :« Luxembourg is a collection of kingdoms ». Cette phrase est tombée en réponse à la question d’un des membres du comité scientifique, demandant comment son équipe voyait la mise en œuvre des mesures proposées. Elle m’a frappée dans la mesure où je n’avais jamais perçu le paysage politico-territorial de cette manière. Le fait que les communes soient autonomes, notamment en matière d’aménagement communal est pour nous, urbanistes, un fondement inébranlable de notre travail. Mais c’est vrai : chaque commune a ses propres façons de voir les choses. Ce qui est en soi une garantie de pluralité et de résilience peut devenir un piège, quand la technicité de la matière ne permet plus de prendre des décisions basées sur le bon sens, le principe de l’égalité de traitement et la gestion en bon père de famille. Cette marge de manœuvre reste un des atouts majeurs de notre système et il est fort souhaitable que les élus puissent continuer à répondre à leurs mandats en ce sens.
Le revers de la médaille est que la réglementation, si elle est interprétée et appliquée avec la même liberté, le développement de projets devient une entreprise hasardeuse, où l’autorité institutionnelle risque de se substituer au savoir-faire des experts et spécialistes.
Il faut être conscient que l’élaboration d’un dossier de plan d’aménagement particulier « nouveau quartier »¹ prend plusieurs années et est caractérisée par des périodes d’attente répétées. Le nombre d’avis, d’accords de principe, et de validations nécessaires sont multiples et même le meilleur pilotage ne peut éviter des temps morts. Ce qui est censé être un processus itératif peut vite devenir un parcours du combattant. L’urbaniste en charge du dossier doit avoir une vue d’ensemble et veiller à ce que l’intérêt particulier ne se substitue pas à l’intérêt général, ce qui peut mener à des divergences de vue avec les maîtres de l’ouvrage. Il peut même arriver que la complexité de la matière soit confondue avec la personnalité de l’urbaniste. Dans un monde de plus en plus découpé, la lutte contre la compartimentalisation est perçue comme une nuisance et non pas comme un devoir. Tout ceci mène à des situations où ce sont les aspects quantitatifs qui l’emportent sur les aspects qualitatifs, où ce sont les spécialistes qui se substituent aux généralistes, où les solutions techniques et économiquement les plus avantageuses² sont considérées comme réponse à la complexité de la tâche qui consiste à créer des quartiers vivants où l’habitabilité des espaces publics et privés sont les garants de ce qui est communément appelé « le vivre ensemble ».
N’oublions pas que les solutions ne se dictent pas. Elles doivent être développées au cas par cas et pour cela, une certaine flexibilité est indispensable. Or, la réglementation qui s’est mise en place par à-coups depuis le début des années 2000, ensemble avec une approche purement technique et juridique ne fait que resserrer l’étau. Qu’il s’agisse de la loi sur le développement urbain et l’aménagement communal, de la loi sur la protection de la nature et des ressources naturelles, de la loi sur l’aménagement du territoire ou des innombrables règlements grand-ducaux qui ont été mis sur pied depuis, rien n’accélère la production de logement de manière significative, rien n’améliore, à priori, la qualité de l’environnement bâti. Plus que jamais, il est indispensable d’intégrer une approche basée sur des critères de qualité urbanistiques et architecturaux à l’effort de créer des logements en grande quantité. Privilégier la masse et l’économie dans l’urgence est un piège, aussi paradoxal que cela puisse sembler.
Est-ce bien le bon moment de mener ce genre de réflexion à un instant où l’accès à un de logement décent et abordable est devenu chose impossible parce que le nombre de logements disponible est largement insuffisant ? Ou est-ce que c’est précisément ce phénomène qui est responsable de la situation ? Je prétends que oui ! A force d’avoir négligé le débat sur le profil des nouveaux quartiers, sur les mesures à prendre dans les quartiers existants pour les rendre plus habitables, à force de ne se concentrer que sur la machinerie, nous avons perdu de vue ce à quoi nous devrions aspirer. Le débat sur la croissance n’est mené qu’à contre-cœur, alors qu’il s’agit d’un sujet similaire dans la mesure où des questions de quantité et de qualité s’y posent au même titre. Or, lorsque la place de l’a pensée est de plus en plus réduite au profit du monde des chiffres, le rêve, la remise en question et la reformulation d’objectifs n’est pas considérée comme productive. C’est cependant précisément ce que nous devrions faire avant d’amender des lois, d’en créer de nouvelles et de continuer à accumuler des prescriptions.
Un bel exemple de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons est la refonte des plans d’aménagement généraux (PAG). La Loi du 19 juillet 2004 concernant l’aménagement communal et le développement urbain remplaçant la Loi du 12 juin 1937 concernant l'aménagement des villes et autres agglomérations importantes a obligé les communes de se repositionner radicalement en termes d’objectifs. Entrée en vigueur à un moment où le pays était en proie à une poussée démographique et un essor économique prononcés et où l’aménagement du territoire était ressenti comme une atteinte à l’autonomie communale, un étrange phénomène s’est mis en marche. On peut le résumer comme suit : Nous, les communes, sommes conscientes que le pays doit se développer selon certaines règles. Mais moi, bourgmestre, je ne vois pas pourquoi je devrais imposer cela à mes élus. Cette distinction entre l’intérêt collectif à l’échelle nationale et l’intérêt collectif à l’échelle communale a un côté schizophrène que les PAG entretemps refondus reflètent. Certaines communes disposant d’excellentes infrastructures et d’équipements collectifs de taille amplement suffisantes ont été réticentes à inscrire des zones de base³ et des densités de logement⁴ appropriées dans leurs PAG, alors que d’autres communes, visant une augmentation de population substantielle afin de bénéficier d’aides étatiques intéressantes, ont prévu des nouvelles zones à urbaniser beaucoup trop importantes vu leur taille, leur situation et leurs effectifs. Il en résulte des situations cocasses. Dans certains nouveaux quartiers de villes, le nombre minimum de maisons unifamiliales à prévoir et la quote-part maximale d’appartements réalisable engendre des quartiers suburbains avec des terrains et des logements de très grande taille alors que dans certaines communes rurales, les nouveaux quartiers ressemblent à des morceaux de ville. Faute d’effectifs suffisants, la commission d’aménagement instaurée au sein du ministère de l’intérieur ne peut pas, dans ses avis, évaluer en détail les prescriptions des PAG avec tous les effets pervers que cela engendre. S’y ajoute la crainte de recours au cas où les droits acquis émanant des PAG élaborés sous le régime de la loi de 1937 sont abolis. Il en résulte un cocktail de prescriptions souvent fatal où toute tentative de développer un projet raisonnable et adapté au site se heurte aux résultats des calculs des tableaux Excel paramétrés avec les coefficients des PAG.
Et comme la Loi du 19 juillet 2004 concernant l’aménagement communal et le développement urbain ne permet plus de déroger au PAG par le biais d’un PAP si cela est dûment motivé pour des raisons urbanistiques, les nouveaux quartiers sont le produit d’une optimisation des quantités autorisées. Ni plus, ni moins. Maintes tentatives de persuader les autorités communales d’entreprendre une modification ponctuelle de leur PAG avec des arguments urbanistiques n’aboutissent pas, surtout lorsqu’il s’agit d’augmenter la densité de logement ou encore de permettre la réalisation d’un nombre plus élevé de types de logements autres que la classique maison unifamiliale. Or, au vu des réalités démographiques, de la diminution constante des ressources disponibles, de la multiplicité des styles de vie et de la multiculturalité qui est l’ADN de notre petit pays, certains PAP « nouveau quartier » semblent surannés avant même d’être réalisés.
Ceci ne se manifeste pas uniquement à travers des typologies et densités de logement inappropriées, cela se manifeste également par la prédominance de la voiture. Comment développer des projets durables s’il faut attribuer deux emplacements de stationnement à chaque logement ? Sachant qu’un emplacement de stationnement en sous-sol consomme jusqu’à 40 m2 de surface- soit la taille d’un petit logement-, il faut être conscient que c’est la réglementation relative aux emplacements de stationnement qui limite le nombre de logements réalisables sur un site. C’est ici que l’effet pervers de la loi pacte logement 2.0 entre en jeux. Où caser le surplus de logements et de surface construite brute réalisable en contrepartie de la cession de terrains attribués aux logements abordables, si les ratios de parking restent inchangés ? Certaines communes prévoient des dérogations pour les logements abordables, mais ce n’est pas la règle.
Faudrait-il plus souvent revendiquer l’application de l’article 2 de la Loi du 19 juillet 2004 concernant l’aménagement communal et le développement urbain qui stipule que les communes ont pour mission de garantir le respect de l’intérêt général en assurant à la population de la commune des conditions de vie optimales par une mise en valeur harmonieuse et un développement durable de toutes les parties du territoire communal ?
Faudrait-il rappeler que dans ce même article il est également question d’utilisation rationnelle du sol, de complémentarité entre les objectifs économiques, écologiques et sociaux, de développement harmonieux des structures urbaines et rurales, de mixité, de densification et de respect du patrimoine culturel ?
Les juristes répondront qu’il s’agit d’objectifs et que les termes utilisés ne sont pas définis. Ce qui peut être perçu comme « harmonieux » par l’un, peut être considéré comme « démesuré » par l’autre. Ce sont donc des sujets traités comme une collection de bonnes intentions, alors qu’il pourrait s’agir d’une boîte à outil permettant aux urbanistes de développer des projets qui sont conformes aux chiffres clés des PAG, certes, mais qui recèlent également la possibilité de développer de la valeur ajoutée pour la commune.
Je dois avouer que je n’ai pas de réponse à toutes ces questions. Les urbanistes sont tiraillés entre l’agenda des autorités d’une part et la crainte de poursuites juridiques, d’autre part. Il en résulte un repli sur la conformité au cadre réglementaire, ce qui revient à un déni complet de l’essence-même de la mission de l’urbaniste. En effet, les urbanistes ont un rôle majeur à jouer dans la production de logement, en particulier dans la production de logements abordables. Ce sont eux qui doivent rassurer, voir former les collèges des bourgmestre et échevins afin de les convaincre de quitter les sentiers battus. Ce sont eux qui doivent les convaincre de préparer leurs électeurs à des modes de vie plus frugaux.
Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le concours Luxemburg In Transition (LIT) s’adressait en premier lieu à des urbanistes et architectes ainsi qu’à des experts de tous horizons pour développer l’image d’un futur désirable pour le Luxembourg tout en réduisant drastiquement son empreinte carbone. La thématique du logement y occupe une place importante et est abordée sous différents angles. Ce que tous les documents ont en commun, c’est le constat d’un écart flagrant entre ce qui est et ce qui devrait être en termes de programmation, de densité de logement et de mobilité, si le Grand-Duché entame la transition de manière décidée.
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¹ Dans certains cas, un terrain doit être couvert par un plan d’aménagement particulier appelé « nouveau quartier » avant de pouvoir créer des infrastructures et des place à bâtir.
² Terme à redéfinir, puisque les avantages économiques du moment peuvent s’avérer être des gouffres financiers à terme.
³ Les terrains urbanisés ou destinés à être urbanisé doivent être classés en fonction du mode d’utilisation de sol y autorisé. Selon le mode d’utilisation de sol et les types de constructions souhaités, ces zones « de base » sont des zones mixtes, des zones d’habitation ou des zones spécifiques. Les zones d’habitation de type 1 (HAB-1) imposent une quote-part de maisons unifamiliales de minimum 50%. Les zones d’habitation de type 2 (HAB-2) sont destinées principalement aux logements de type collectif (appartements).
⁴ Nombre de logement par hectare de terrain brut (terrain non encore viabilisé).